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Tahar ou la légende des hommes

Dernière mise à jour : 22 juin 2020

Conte (1997) extraits / tous droits réservés

Jean-François Floch


– C’est qui le gus qui a eu la bonne idée de venir nous enterrer ici ? – C’est moi ! J’ai demandé à vos parents de vous envoyer ici,… seul avec moi, et le causse ! – C’est vide ton coin Papé, tu aurais pu choisir plus passant ! – C’est où qu’on va dormir Papy ? – On va dormir le jour et vivre la nuit. – Y’a une boîte ici ? – Il y a le rêve, Olivier, le rêve sans limites. – Tu parles d’une nouvelle ! – Oui mais c’est qu’où qu’on va dormir ? – Dans une cabane de berger. – Tu sais qu’il y a des gîtes ruraux maintenant, même dans ta campagne de bouseux. – Cette cabane est la plus vielle du causse, elle existe depuis 15 ou 20 000 ans… – Putain, ça promet d’être rustique ! – 20 000 ans ! ça fait plus loin que Paris ! – Mais non la mioche, on ne peut pas comparer les distances et les années… – Ce n’est pas tout à fait exact Olivier, tu apprendras ça plus tard, le temps et les distances sont deux termes d’un même langage, on parle bien de distance en année-lumière, non ? – Alors tu vois tu connais rien ! – J’ai dit que ce n’était pas tout à fait exact, si tu veux comparer la vie de cette cabane et les distances, il te faudra regarder vers le ciel… – Et comme ça tu recevras une merde d’oiseau dans l’oeil ! – Tu es de plus en plus spirituel ! – C’est quoi spitiruel ? – Un mois avec un Papé ermite et une mioche inculte dans une cabane même pas classée aux monuments historiques parce que trop vioque, çà promet, j’te jure. – 29 jours, Olivier, 29 jours et 28 nuits. En fait une lune entière, pas un mois solaire.

Vous savez que tous les ans, je quitte ces causses pour un long voyage de plusieurs mois, c’est la première année que nous nous retrouvons ici. Personne, ni vos parents, ni mes amis, ni même ma mère alors qu’elle vivait encore, personne n’a jamais su où j’allais, ni d’où je revenais. J’ai gardé ce secret comme me l’avait demandé mon grand père, pas le vrai, pas le père de mes parents, non, mon grand père adoptif. Le grand père que je m’étais choisi. Aujourd’hui, je suis trop vieux pour disparaître et revenir, la prochaine fois je disparaîtrai, mais ne reviendrai pas. Il est temps que je vous donne mon secret. Cela fait plus de cent cinquante mille générations d’hommes que ce secret traverse le temps et l’histoire. Il faut que l’un de vous porte ce message jusqu’à la génération suivante… Si vous le voulez bien, tous les soirs nous partirons ensemble au milieu du causse. Là, nous nous installerons sous les étoiles et la lune pour que je vous raconte la plus vieille et la plus belle histoire de l’humanité. Tous les soirs, nous ferons un voyage dans le temps et dans l’espace, un long voyage en quelques heures. Au matin naissant, nous retournerons au refuge du berger, nous mangerons du fromage de brebis, du pain, des olives et nous dormirons jusqu’à midi.

Vous voulez bien me suivre dans mon dernier voyage ?

– Maman elle sait que je vais pas dormir la nuit ? – Le pied ! ton truc, grand père, je pourrai prendre mon Walkman, parce que si non, on va se faire chier à mort ! – C’est un secret entre grands, ta maman n’en saura rien. Qu’en à toi ; Olivier, tu n’auras pas besoin de ton écouteur, ma voix est encore assez sure pour te remplir la tête de mots et de sons qui valent bien le bruit que tu qualifies de musique. – Tu parles d’un pied ! Si au moins y’avait la téloche dans ta cabane, t’as même pas la radio ! Tu vis comme un plouc Papé, c’est ton problème, mais moi j’ai 14 ans, je veux pas perdre ma jeunesse dans ton trou. T’as qu’à le donner aux chèvres ton secret, elles le garderont bien, elles. – Ce ne sont pas des chèvres ignorant bêlant, ce sont des brebis, la femelle du bélier… – C’est pas le mouton ? – Le mouton c’est un bélier castré, tu n’as pas appris çà à la ville ? – On a autre chose à faire qu’à castrer les moutons nous. – Les béliers, pas les moutons. – C’est quoi castrer les moutons Papy ? – Bon, de toute façon, le camion du laitier ne passe que le lundi, si tu veux retourner avec tes copains, tu pourras le prendre lundi prochain. – Tu parles d’une solution, une semaine à m’emmerder ici comme un rat. C’est à combien le bled où y’a le téléphone; papa viendra me chercher. – Viens ce soir, si demain tu veux retourner en ville, on t’accompagnera la pitchoun et moi. – J’suis pas une pitchoun, j’ai six ans ! – Papé, c’est où que tu allais quand tu partais ? – Tu le sauras bientôt. – Allez ! t’es chiant à toujours répondre à côté. Depuis que je suis petit, tu m’as toujours raconté des histoires dingues et chaque fois que je te posais une question, tu répondais à côté. C’est chiant. Après tu t’étonnes que je veuille partir. – Tu vas entendre la plus extraordinaire histoire qui soit, et mes voyages vont t’apparaître évidents alors que si je t’énumère maintenant les noms des lieux que j’ai traversés, tu ne comprendrais rien. – La tante Julie, dit que tu te caches sur le causse pour faire croire que tu voyages, c’est çà ton secret, hein ? – Cette histoire serait belle; un homme qui se cache pour voyager dans sa tête, mais ce n’est pas la mienne. – Tu veux dire que c’est un truc de névrosé.

Le causse se couvrait de chaleur.

– Allons-y, la nuit va nous surprendre sur le rocher blanc. – T’as une lampe Papé ? – Non, nous aurons les étoiles. – J’ai peur la nuit. – Tu vois, même Elyse, tu la fais chier avec tes trucs de plouc. – Non, Papy il me fait pas chier… – Dis pas de gros mots si non maman… – D’abord c’est toi qui l’a dit et puis maman elle saura pas, c’est Papy qui l’a dit. – Il fait nuit, on voit rien, merde, c’est chiant ton truc Papé ! On va se casser la gueule. – T’as dit un gros mot. – T’as gueule la mioche ! – Mais t’es con ! tu m’as giflé. Cà va pas non ! J’suis pas ton fils moi. Putain, je retourne… – Eh ! Papé, vous êtes où ? – Merde joues pas au con, Papé, j’vois rien ! Grand Père ! – Arrêtes donc de crier comme une jouvencelle. On est juste assis par terre ! Fais comme nous et tais-toi. – Allongez-vous sur le dos, regardez la nuit,… entrez au fond de votre imaginaire, nous allons voyager dans la mémoire des hommes. L’histoire commence ainsi, par une nuit étoilée. Il y a deux ou trois millions d’années, dans une vallée merveilleuse. L’homme ne croyait pas encore être au dessus du monde vivant. Un petit groupe d’animaux particulièrement agiles et intelligents commençaient à façonner la vie. Cette vallée existe toujours, elle se cache dans les montagnes d’Ethiopie, on l’appelle: la vallée de l’Omo. Aujourd’hui, les peuples de cette vallée sont très grands et farouches, mais à l’époque du début des hommes, ils étaient tout petits. Les hommes, car il s’agit bien des hommes, commençaient à s’organiser en groupe. Ils disposaient d’une vallée paradisiaque, le gibier abondait, les rivières noyaient la soif, le soleil réchauffait la peau et milles plantes plus succulentes les unes que les autres poussaient naturellement. Les hommes naissants étaient bien tombés. – C’est vrai ton truc de la vallée de l’Omo ? – Bien sure, tu pourras vérifier dans l’Atlas. – Pourquoi il faut regarder les étoiles dans ton histoire Papy ? – Parce que c’est en regardant les étoiles, qu’un jour, un vieil homme fit débuter la longue histoire des hommes. Mais ne courrons pas plus vite que la nuit. Le temps s’écoulait très lentement dans la vallée de l’Omo. Les hommes chassaient, cueillaient des baies, pêchaient dans les ruisseaux et tentaient d’échapper aux bêtes sauvages. La vallée était un paradis convoité par tous les animaux, pas seulement par l’homme, et ce dernier n’était pas le mieux armé pour combattre, il devait fuir bien souvent. Il arrivait de temps à autres que toute une famille soit dévorée par les fauves, où que nos cousins, les singes, pillent toutes les réserves de baies et de graines. C’était un paradis pas une utopie. – C’est quoi une topie Papy ? – Une utopie, quelque chose auquel on croit et qui est faut. – Si je fais une bêtise et que je crois que maman ne le sait pas et qu’elle le sait c’est une utopie ? – C’est un peu ça. La vallée trouva ainsi une forme d’équilibre entre les naissances et les décès. Les hommes étaient loin d’occuper tout l’espace. – Ils ne savaient pas encore faire des pièges ? – Ils commençaient tout juste à être des hommes, ils ne connaissaient pas le feu, ni les pierres taillées, ni les pièges. Nos ancêtres de la vallée de l’Omo étaient encore très proches de nos cousins les singes, qui eux, n’ont pas évolués. Au bout de quelques milliers d’années, nos amis de la vallée de l’Omo commencèrent une lente évolution, ils commençaient à façonner leur environnement… – C’est quoi façonner ? – Construire, et arêtes d’interrompre Papé. – Non, ce n’est pas grave, il faut qu’elle comprenne bien l’histoire. Dis-moi Olivier, tu sembles ne plus regretter d’être venu ! – Tant qu’à être là, autant ne pas se faire chier jusqu’au bout. – Merci pour le conteur ! Donc, les premiers hommes commençaient à mieux se protéger et à faire des réserves de nourriture, l’équilibre changeait petit à petit; de plus en plus de naissance, de moins en moins de morts violentes ou de famines. Les hommes commencèrent à occuper de plus en plus de place… Il se passa encore plusieurs milliers d’années, la croissance était très lente. Un beau jour, deux familles se disputèrent un gibier, l’un disait l’avoir tué, l’autre déclara que c’était dans son territoire de chasse que ce gibier était tombé. Ils se battirent à mort. Les hommes, rappelez-vous, n’étaient pas encore très évolués, ils ne connaissaient pas encore les méandres de la justice. – Elyse dort. – Ce n’est pas grave, demain elle se souviendra de l’essentiel. Cet incident se répéta de plus en plus souvent, des clans se formèrent, des rivalités prirent naissance dans cette vallée de toutes les naissances. Quelques milliers d’années passèrent encore. La situation devenait conflictuelle, des tribus s’étaient partagées la merveilleuse vallée de l’Omo, à coups de gourdins et de pierres. Il ne se passait pas une lune. Car c’est en lunes que les hommes ont toujours compté le temps. Il ne se passait donc pas une lune sans qu’une bagarre n’éclate à un bout où à un autre de la vallée. Certaines familles étaient allées s’installer sur les montagnes pour échapper à ces tueries. D’autres tentaient de partir à l’aventure vers le soleil couchant ou le soleil levant, mais aucun de ces groupes ne survécu. Ils rencontraient des régions sans eaux ou sans sel, ou sans gibier, ou sans baies. Ils avaient beau emporter avec eux des sortes de grands paniers en fougères géantes, contenant leurs réserves de nourriture, ils finissaient toujours par périrent de famine. Quelques rares survivants purent regagnaient la vallée et racontaient les mondes de désolation et de peur qui entouraient de toute part leur vallée, leur seul monde. – Et c’est là que ton vieux à trouver le chemin dans les étoiles ? – Non Olivier, Il y a bien eu un vieux sage, plus observateur que les autres, mais si c’est bien en regardant les étoiles qu’il trouva la solution, ce n’est pas lui qui compris ce langage. Lui n’a fait qu’un tout petit voyage !… As-tu remarqué que la courte nuit de Juin va nous quitter ? – C’est vrai, tu peux quand même continuer. – Non, seules les étoiles et la lune peuvent écouter cette histoire qui est un peu la leur. Rentrons à la cabane avant que le jour ne nous surprenne, il ne doit rien savoir de nos fugues, viens, portons Elyse. – Tu crois à tes histoires Papé ? – Si une seule personne, même si c’est un fou, croit à une histoire alors cette histoire mérite d’être vraie,… et elle le devient.

…/…

Donnes-toi le droit de rêver, tu en acquerras le courage du réalisme.

– Que crois-tu que l’on va trouver dans le mirage de la mare sans eau ? – Je ne sais pas encore. – Moi j’ai apporté mon dessin pour le monsieur qui dessinait des animaux. – Crois-tu qu’il sera au rendez-vous ? – Bien sûr, puisqu’il habite dans la mare. – J’ai peur de ne plus rien y voir. – Pourquoi avoir peur de l’avenir ? Il sera ce que tu en feras, ni plus, ni moins. Souviens-toi que tu ne seras que ce que tu auras réalisé,… pas ce que tu aurais pu réaliser. Alors n’hésite pas. Avance, bouscule s’il le faut, il vaut mieux se tromper et avoir à refaire le chemin que de rester sur place à se poser des questions. – Papy, on y est ! – Asseyons-nous. Chuttt ! Plus de bruits, l’eau va se réveiller… – Papy ! c’est plus l’homme qui dessine… Il porte une grande robe bleu… Il est sur un chameau. – Crois-tu qu’il n’a rien de ton ami ? – Il porte des bijoux en argent, il dessine dans sa tête… Pourquoi il est seul ? – Il traverse le monde des espaces infinis. – Pourquoi il porte un grand turban sur la figure ? – Pour se protéger des regards qui savent lire. – Il a des mains très fines… – Et un regard de velours… Pitchoune, ton ami a grandi, il habite maintenant ton coeur. – Tu crois que c’est moi ? – J’en suis sûr. – Mais alors je suis vieille ? – Non, tu es femme,… tu remontes le temps, Princesse. – Je suis exclu de votre magie… cette nuit n’est pas mienne. – Tu as seulement peur de ne pas te voir comme tu voudrais être,… c’est de l’orgueil, un tout petit peu d’orgueil. – Papy, je m’éloigne dans le désert,… ça veut dire que je vivrais seule ? – Je ne crois pas que ce regard puisse épargner le coeur des hommes. Tu es Toi et tu as la force de millions d’années d’errance. Tu es devenue le mouvement, Pitchoune. – Crois-tu que je serai… – Regarde là-bas, n’est-ce pas un homme entouré d’enfants ? – Où ça ? – Dans ton trouble. – Mais il est statique, il ne bouge pas ! – Il rassemble,… les jeunes l’écoutent, ils viennent à lui. – Pourtant il ne fait rien ! – Il leur parle. – Que dit-il ? – Regarde de plus prés, lis dans ces yeux… – Tous mes chemins sont seuls… Personne ne m’accompagne, Papy… – Des millions de regards te suivent, eux n’ont pas la force, tu es leur rêve, ils voyagent dans tes yeux de velours… – Il ne sait que parler ! – Il a la magie,… il transforme les esprits, les ouvre au monde,… C’est un magicien du bonheur. – Pourquoi je ne suis pas triste d’être seule ? – Parce que tu transportes la simple beauté de ton regard et qu’à elle seule, elle emplit ton coeur et celui des hommes que tu croises. – J’aurais des enfants ? – Regardes,… je ne sais pas. – Je serais ingénieur, je gagnerai de l’argent, je… …l’image s’efface ! – Tu veux la contrarier, elle ne te dicte rien,… elle ne fait que dessiner ton trouble. – Je ne serai pas un curé quand même ! – Tu seras ce que tu feras de mieux. Rappelle-toi que tu as mille fois le droit de te tromper avant de trouver ton chemin. Trompe-toi, vas, reviens, repars, doute et construis-toi. – Papy, il y a un enfant qui se cache dans ma grande robe bleu ! – Grand père, crois-tu que je serai digne… – Il n’a pas peur de traverser la terre tout seul avec moi… – Crois-tu que j’aurai la force… – Papy, j’aime plein de garçons,… – Je serai… – Je n’ai pas de mari, mais j’ai plein d’amoureux ! – Ton coeur était trop grand pour un seul homme, il s’y serait noyé. – J’écris, je parle,… – Tu communiques,… Transportes… – Je ne m’arrête jamais ! – Je prends le temps de devenir ! – Regardez, un vieux nomade s’éloigne dans la lumière du rêve… – C’est toi, Papé ? – Oui, je regarde encore les oiseaux qui jettent un pont au-dessus de la mer de sable… – Tu es heureux ! – Comment ne le serais-je pas ? – Tu n’as pas peur de partir ? Tu ne veux pas être reconnu avant de partir ? – Je le suis et l’ai été par tous ceux qui m’ont écouté. – Papy, tu pars où ? – Dans le pays où l’on boit l’eau imaginaire, se nourri de mille sourires par jour,… – Il doit être beau ton pays. C’est le pays où les oiseaux font leur dernier nid ? – C’est le pays où les hommes ont appris à voler comme des oiseaux. – Alors quand je regarderai le ciel, tu me montreras le chemin ? – Bien sûr Pitchoune, c’est pour cela que j’y vais. – Tu crois que je pourrai raconter… – Chutt… le jour se lève sur nos rêves.

…/…

Le causse était loin, ils avaient appris à rêver sous le soleil.

…Un jour, dans une classe, un professeur d’histoire expliqua comment les hommes avaient migré de l’Afrique de l’Est et du Centre vers les autres continents. Un élève leva la main. – Non, Monsieur ! Votre version est fausse ! La vérité est beaucoup plus belle que cela. Je vais vous raconter comment …

…Plus tard, un jour, sur les écrans d’un cour interactif-multilingue de philosophie, un jeune professeur demanda à ses élèves: – Quelqu’un sait-il comment a commencé la grande migration des hommes ? Un élève se signala par son bip. Il expliqua, une heure durant, preuve à l’appui par logiciels techno-actifs et sans omettre de rappeler que l’on ne savait pas grand-chose des premiers âges, toutes les hypothèses ayant été proposées à ce jour. – C’est bien, mais ton histoire n’est pas belle ! Elle n’est donc pas vraie ! Je vais vous raconter comment tout cela a commencé dans une vallée lointaine. Dans la vallée de l’Omo ; début du rêve et donc de l’humanité !

…Beaucoup plus tard, un jour, un vieil homme lança sur le plus puissant réseau informatique mondial, en cent langues et mille dialectes, l’histoire fabuleuse d’une femme disparue dans les brumes du temps : “Tahar aux yeux de velours”.

…Un jour, l’homme devint humain !

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