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Ceux du monde des arbres. Extrait du Romain Le coureur de Brousse -par Jean-François Floch

Ceux du monde des arbres

Ce son, était-il dans ma tête ? Non, je devais arrêter de penser, le son devait être réel. Ma tête avait oublié le réel, loin dans le temps, il ne lui restait que ce son, c’était un balafon, le bois vibrait comme ma peau,… Le mouvement gagnait le corps, les os, le coeur. Le balafon, non, le tam-tam, le son allait et venait dans ma tête. Ils étaient deux, le tam-tam lui répondait, le balafon lui donnait le ton. Le son m’envahissait, il fuyait et ressurgissait. Les tremblements gagnaient du terrain, mon corps n’était plus que mouvements incontrôlables. Le son était diffus, il s’effaçait,… seul le tam-tam vivait encore dans mon coeur, c’était mon coeur, je l’entendais. La nuit me gagnait, mon réel s’éteignait, je crois…

Ils parlaient tous avec des sons d’animaux, ces petits Djinns ronds et bruyants. Ils s’agitaient sur mon corps pour se le partager. Je ne pouvais bouger puisque j’étais mort. Je me voyais après ma mort. Au-dessus des Djinns, un ciel blanc et très bas enveloppait le monde des ombres. Les sons étaient répétés deux fois comme dans les troncs creux des arbres. Les Djinns avaient un gros sexe en bois rouge et des épines de porc-épic dans le nez. L’un d’eux portait un grand masque de plumes et de feuilles. Le ciel descendait sur nous. Je rentrais dans ma deuxième mort !

Un immense monstre se jetait sur moi et m’arrachait le coeur, mais une hyène se transformait un aigle et le lui volait ; la nuit des hommes Léopards tuait l’aigle. L’eau de la vie tombait des essaims d’abeilles, la lumière chantait,… l’eau coulait de mes lèvres brûlantes,… Le petit homme rond me souriait !

Il tenait mon talisman devant le ciel. Il me souriait. Au-dessus de moi, un toit de feuilles me protégeait de la pluie, le ciel était sombre et blanc à la fois, le petit homme rond souriait à la vie, à Ma vie.

Le village, si on peut appeler çà un village, les branchages recouverts de grandes feuilles, avaient été assemblés à l’endroit même où j’étais tombé, mangé par le poison.

Les petits hommes ronds m’avaient rendu la vie alors qu’ils ne me devaient rien. Ils ne me demandèrent jamais de les servir, comme le veut la coutume, ni de les suivre ni de les quitter.

Le petit homme rond m’avait rendu la vie par amour de la vie, c’est tout.

Je ne sus jamais combien de temps le monde des arbres m’avait gardé dans leur nuit. Les petits hommes ronds m’avaient arraché à la mort ou m’avaient ramené de l’autre monde, je ne sais pas.

Je restais ainsi au moins deux saisons sèches à les suivre, puis je les quittais temporairement pour m’entraîner à les retrouver dans le monde des arbres.

J’appris assez vite ce langage ponctué de claquements de langue que l’on parle dans la forêt.

La vie très libre des petits hommes ronds me convenait parfaitement. Ils m’apprenaient sans faire usage de secrets, ils partageaient naturellement, sans calculs.

Ils évitaient le plus possible la compagnie des autres hommes de la forêt et tout particulièrement de ces groupes réunis en confrérie de Sorciers, de Chasseurs ou de Guerriers.

Ils ne les combattaient jamais, mais contournaient leurs territoires ou fuyaient devant eux si ceux-ci venaient à leur rencontre. Pourtant les petits hommes ronds étaient les meilleurs chasseurs du monde et connaissaient beaucoup de poisons foudroyants.

Alors que je sentais mienne leur errance éternelle, mon caractère ne se prêtait guère à cette fuite perpétuelle devant l’ennemi.

En fait, les petits hommes ronds n’avaient pas d’ennemi ou toutefois ne considéraient personne comme tel. Ils évitaient seulement le combat, pensant sans doute que celui pour la survie suffisait à occuper l’existence.

J’aurais sans doute pu en faire autant, mais ma première fuite devant les hommes de mon ethnie m’avait laissé un vertige dans le ventre. Je ne voulais plus fuir.

Cette relation aux autres était sans doute notre seule différence.

Un jour, nous descendions un grand fleuve vers le jour du lendemain, sans but, si ce n’est d’exister, lorsque nous fûmes attirés par des chants saccadés qui provenaient de l’eau. Mes amis se cachèrent pour observer le fleuve, moi, je me dirigeai vers les chants, debout, sans chercher à me dissimuler.

Une immense pirogue, pas comme celles des pêcheurs, non une immense pirogue de vingt pas au moins avec de chaque côté plus de dix rameurs et au centre encore plus de Guerriers, remontait le courant.

Les Hommes-de-Guerre portaient des masques de bois au-dessus de la tête, les rameurs étaient nus et sans armes. J’étais fasciné par tant de force et de panache, j’aurais aimé être l’un de ces Guerriers si sûrs de vaincre,…

La pirogue remontait difficilement le courant et changeait de bord selon les obstacles rencontrés.

La nuit me trouva assis au bord de l’eau, les petits hommes ronds campaient non loin de là, sans faire de feux.

La lune avait donné rendez-vous au soleil rougissant, puis le grand astre du jour avait disparu, la moiteur, les odeurs, tout changeait. Je rêvais en regardant le fleuve. Les branchages charriés par les flots ressemblaient tantôt à une bête, tantôt à un Djinn, quelquefois même à un homme de ma connaissance. Les formes devenaient plus intrigantes, proportionnellement à l’obscurité grandissante.

Une série de troncs me fit penser à une famille entière flottant sur les eaux,… La couleur plus sombre de l’eau, les claquements féroces des crocodiles, l’odeur de mort me sortit de mes rêves.

Le fleuve charriait maintenant des dizaines de corps disloqués, éventrés à moitié dévorés.

Le petit village de pêcheurs que nous avions contourné le matin même,… Les chants des femmes,… Les enfants de l’eau,… Ils étaient là, devant moi, inertes, sanguinolents, flottant entre deux eaux.

Les fiers Guerriers avaient tué, mais pas d’autres Guerriers, ils avaient tué des villageois.

Le vertige reprit mon ventre,… Tuer, moi aussi tuer !

Mon arc, mes sagaies, la mort au ventre, je résolus de partir en guerre.

Je n’eus pas besoin de remonter le fleuve. La pirogue, annoncée par les chants de victoire, redescendait comme pour rattraper et tuer une fois de plus leurs pauvres victimes.

Ma première flèche fit un petit bruit mat, et ce n’est qu’au moment où l’homme de tête tomba dans l’eau que les chants cessèrent. Ma deuxième flèche ne leur permit pas plus de comprendre ce qui se passait, et un deuxième guerrier tomba, ma troisième flèche ne fit que blesser l’un d’eux. L’alerte était donnée, les pagayeurs reprirent leur geste de plus bel, les guerriers hurlèrent de colère, un autre homme tomba et enfin un quatrième avant que la distance ne fût trop grande. Le blessé allait mourir lui aussi par la force du poison. Ma haine grondait, j’aurais pu les suivre à la nage pour en tuer encore.

Les petits hommes ronds m’entouraient, ils ne disaient mot. D’un geste, les jeunes et les femmes prirent la route de la forêt profonde en abandonnant leurs maigres biens, les hommes en âge, restèrent à mes côtés.

Ils ne voulaient pas combattre, ni même se défendre, mais seulement détourner l’attention des Guerriers pour permettre aux femmes et aux jeunes de trouver un abri.

Le feu allumé au milieu d’ombres grossières hâtivement composées pouvait faire illusion, un instant, juste un instant.

Mes petits hommes ronds s’étaient éparpillés dans les buissons environnants pour égarer nos assaillants.

Ils n’avaient nullement l’intention de tuer. Je ne comprenais pas, nous avions l’avantage du camouflage et de la connaissance du monde des arbres si nous n’avions celui du nombre. Nous pouvions faire face. Ils ne le firent pas. Trois d’entre eux furent capturés, un autre tué, sans se battre, les autres se fondirent dans l’obscurité et les Guerriers durent retourner au fleuve pour ne pas se perdre.

J’avais tué deux autres ennemis avec mes flèches, mais dû fuir en plongeant dans l’eau noire de la nuit.

Par chance, les crocodiles avaient suivi les cadavres des pêcheurs et je pus retrouver la terre ferme. Il ne me restait qu’une sagaie et un couteau de fer.

Je m’endormis tard dans la journée du lendemain, recroquevillé entre les racines d’un arbre abattu.

Mon réveil fut brutal. Les sagaies étaient pointées sur moi, le moindre geste et mon corps aurait été transpercé de toutes parts. L’un d’eux m’attacha les chevilles et je fus ainsi traîné par terre jusqu’à leur village. Mon corps tout entier était déchiré, mes mains brûlées par le frottement du sol.

A peine entré dans leur village, une pluie de pierres vint me heurter la tête et les bras. Les femmes hurlaient leur haine, les jeunes me crachaient au visage, les vieux haranguaient tout le monde.

De tous mes talismans et gris-gris, seul celui des Féticheurs était resté accroché à mon bras.

Une voix calme, une parole brève : le silence. Il était beau, fier, ses cheveux étaient de lait, son regard calme,…

Il prononça plusieurs paroles qui ne devaient pas être de sa langue, et qui n’étaient pas de la mienne.

Il les répéta, durcit le ton de sa voix, puis dit autre chose.

Les paroles de mon maître me revinrent à l’esprit, Je fis mine de revenir dans ma tête, me levai péniblement, les chevilles toujours entravées, et l’air assuré, je répondis gravement à mon interlocuteur. Je mélangeai habilement sons incompréhensibles et claquements de langues.

L’homme parut perplexe, j’enchaînai donc par une tirade redoutable de menaces. J’indiquai enfin du doigt mes chevilles et désignai le Guerrier le plus proche de moi. Celui-ci sans attendre d’autres ordres coupa mes liens et s’écarta vivement.

Mon assurance laissa leur Féticheur muet. Je cherchais encore de l’assurance au fond de ma peur, lorsque, la foule s’écartant, je vis les corps des petits hommes ronds suspendus à une branche, la tête arrachée. Ma haine fut plus forte que ma raison, empoignant une sagaie, je transperçai le ventre du Guerrier le plus proche et tournais furieusement la lame dans les chairs entrouvertes. Le cri de l’homme déchira le silence et au lieu de m’assaillir, les autres prirent la fuite.

Il agonisait à mes pieds et je hurlais ma haine.

Comment pensèrent-ils que ces petits hommes ronds étaient mes esclaves ? Je ne le sais, mais je le compris quand le chef m’apporta trois esclaves d’une autre ethnie et les jeta à mes pieds.

Mais déjà leur Féticheur revenait soupçonneux. Il me parla à nouveau dans cette langue secrète, je fis face et lui répondis par un mélange de paroles inventées et de celles qu’il avait lui-même prononcées.

Son étonnement le rendit à nouveau muet.

N’attendant pas que son scepticisme le fasse revenir à la charge, je fis signe à “mes esclaves” de se lever et de prendre la route alors que je désignais deux Guerriers pour m’accompagner. Ceux-ci, peu empressés de se retrouver seuls avec moi, firent un pas en arrière pour se fondre dans la foule. Je haussai le ton et la voix du chef fit écho à la mienne,… les hommes prirent le chemin du fleuve.

Pour quitter ce village maudit, je tentais de faire bonne figure et de ne pas montrer l’étendue de mes souffrances. Je sentais bien les regards lourds d’inquiétude autant que d’étonnement qui accompagnaient ce départ hâtif

Sur le chemin du fleuve, je fis marcher les Guerriers devant moi. Arrivée à la rivière, je m’emparais de leurs sagaies. Ils ne se firent aucune résistance et n’attendirent même pas notre montée dans la pirogue pour s’en retourner en courant auprès des leurs.

Rendu sur l’autre rive, je donnai une sagaie à “mes esclaves” et leur abandonnai la pirogue tandis que je m’enfonçai dans la forêt.

Je mis de nombreux jours à retrouver le clan des petits hommes ronds. Ils ne me firent aucun reproche, comme si cette tuerie faisait partie des choses au même titre que la pluie du ciel et le vert des arbres. Mes petits hommes ronds souriaient de me revoir vivant. Ils souriaient à la vie.

Je vécus encore quelques saisons avec eux.

Mais un jour, alors que l’un deux m’apprenait à imiter le son des animaux, un immense singe noir se jeta sur nous et tua mon petit homme rond en lui arrachant les bras.

La vie le quitta comme çà, en un instant !

J’ai toujours gardé ce souvenir dans mes yeux. Mon petit homme rond était mort si vite que je compris son empressement à donner la vie. Lui savait que le sourire était une chance et que la vie n’avait pas le temps de pleurer.

Mon petit homme rond me quittait par la furie d’un grand singe noir.

De ce jour, je pris la décision de traverser le monde des arbres pour fuir ma mort.

Je retournais, dans la direction du soleil couchant, comme attiré par un monde que j’avais juste croisé entre celui de mon enfance et celui de la grande forêt sans fin.

Ce monde de grands plateaux que, même monté à la cime d’un arbre, on ne pouvait y voir le bord, ce monde m’avait intrigué. Avant d’y arriver, il fallait monter et descendre mille collines couvertes d’arbres, traverser des dizaines de ruisseaux et rivières à l’eau très froide. J’avais approché ce monde à l’occasion de ma plus grande fugue dans les autres mondes alors que je vivais encore chez les hommes. Je savais que je le retrouverais un jour entre mon pays et la grande forêt. Il me fallait remonter le vent brûlant qui souffle une partie de l’année, quand la pluie a cessé.

Dans le monde de la forêt, les années étaient doubles. Il y avait deux saisons des pluies quand, dans le monde des savanes et des collines, il n’y en avait qu’une. Depuis mon entrée dans le monde des arbres, j’avais distingué la petite saison des pluies et la grande. Seule la grande correspondait à celle du pays des savanes.

Les petits hommes ronds m’avaient décrit un lac immense aux limites sans fin. Son eau était mauvaise à boire, même les animaux ne la buvaient pas. Ils m’avaient dit qu’il y avait des Hommes-Dieux qui venaient de ce lac, ils étaient de lait, ils étaient redoutables.

Les Hommes-de-lait étaient des Dieux ou des Esprits, qui apportaient des forces nouvelles et formidables. Ils tuaient sans toucher. Il y avait même un monde où il n’y avait que des Hommes-de-lait. Je sais même que certains d’entre eux approchaient de mon pays à l’époque. Les vieux affirmaient que du temps de nos pères, ces Hommes-de-lait se nourrissaient de la chair des hommes de nos mondes et venaient les acheter aux marchands d’esclaves. Beaucoup en parlaient, rares étaient ceux qui en avaient vu.

Comme dans nos mondes, les Hommes-de-lait comptaient leur richesse en nombre d’esclaves, et retournaient dans leur monde sans terre pour les dévorer.

Tous les vieux en parlaient comme s’ils les connaissaient. Mon Maître m’avait raconté que les Hommes-de-lait avaient fait une guerre terrible dans leur monde et que certains jeunes de notre ethnie avaient combattu à leurs côtés. Etaient-ils des esclaves ?

Chaque ethnie avait ses Hommes-de-lait. Les nôtres étaient des “Patronsfrançais”. Dans leur langue, “français” voulait dire qu’ils disaient la vérité. Ils disaient même qu’on était “franc” si on disait la vérité. On devait croire tout ce que disaient ces Hommes-de-lait et tuer les autres qui n’étaient pas les nôtres.

C’est vrai qu’à cette époque, je confondais tous ces Djinns, Dieux, Forces et Hommes-de-lait. Je savais aussi que les Hommes-de-lait n’entraient pas dans le monde des arbres.

Je voulais aller voir ces grands plateaux,… J’aurais bien aimé rencontrer ces Hommes-de-lait !

…/…

La fascination : poison de l’homme blanc

Deferrière ouvrait la brousse pour faire entrer “Lacivilisation” et “Leprogrés” Il critiquait tout le temps les Féticheurs-blancs au “Dieu-tout-puissant” et les “Administrateurs-coloniaux” mais leur apportait “Lecourrier” et “Les-médicaments-de-la-croix-rouge”. Il était comme çà, Deferrière. Il n’aimait personne et aidait tout le monde. Il combattait tout le monde, terrassait ses adversaires, puis les aidait à repartir, à recommencer.

Deferrière me disait toujours, vous êtes trop cons, il faut bien qu’on vous apporte “leprogrés” et le soir, quand le courage de l’esprit prend la place de celui du coeur, il m’expliquait que le monde des Blancs allait tuer la vie, comme elle tuait celle des Blancs dans leur monde.

Je ne comprenais pas son monde “où-tout-était-plus-quelque-chose” et où la vie était morte.

Il voulait que je m’écarte des Blancs et m’entraînait à le suivre. Il voulait protéger notre monde et me demandait de l’aider à ouvrir la brousse. Il voulait s’enfuir dans la nuit des Djinns et me parlait de “Lechantier” qui devait avancer. Il se moquait de moi quand je lui apprenais les forces et les Esprits, mais retenait tout et respectait une partie de mon monde.

Qui était-il ?

Les deux saisons s’étaient relayées deux fois, la pluie allait rendre la vie à la brousse quand il m’annonça son départ pour “Lafrance”- le pays de son pays.

– Je prends le bateau pour “Lafrance” à la fin du mois. Je ne reviendrai peut-être pas, car dans le monde des Blancs il y a la guerre qui va venir. Si tu viens avec moi “à-la-ville”, le grand chef des Blancs t’amènera dans “Lafrance” pour te battre contre “lesallemands”. Reste en brousse, car là-bas le soleil ne se lève pas et le froid de la nuit reste dans ton corps.

– Si tu te bats contre “lesallemands”, je peux aussi les tuer puisque je suis “Deferrière” moi aussi.

Mais Deferrière parla longtemps des histoires des Blancs depuis “Dessiècles” et que seuls les Blancs devaient finir ces histoires. Que les Noirs qui se battraient pour les “Patronsfrançais” allaient mourir dans un monde trop loin pour que leurs esprits viennent les chercher. Que j’étais “Lavie” et que ma guerre à moi était de défendre la brousse contre “Leprogrès”.

Ce “Leprogrès” que nous avions apporté loin dans les villages, ce “Leprogrès” que je n’avais jamais vu tellement il changeait d’aspect, tantôt homme, tantôt machine, tantôt “Médecine”, “Leprogrès” était maintenant partout grâce à nous les “Deferrières”.

Mais aujourd’hui, mon Blanc partait et voulait emporter avec lui “Leprogrés” pour qu’il ne mange pas nos coeurs. C’était vraiment très compliqué, “Leprogrès” et le “Dieu-tout-puissant”. Allaient-ils repartir avec les Blancs qui font la guerre à “Lesallemands” ?

Deferrière partait seul pour défendre notre “pays-où-la-vie-est-morte mais où le-ciel-est-plus-bleu”. Il partait sans moi, car le monde des Blancs est trop froid et que “Nos-chemins” et “Nos-luttes” se quittent parce qu’il y a la guerre contre “Lesallemands”. “Leprogrès” allait tuer la vie et je devais le combattre dans la brousse, était-il commandé lui aussi par “Lesallemands” ?

De ce jour, Deferrière ne me parla plus de la guerre contre “Lesallemands” ni de “Lafrance” ni de son départ pour “Lepays” qui était quelquefois “Lafrance” ou “le-pays-où-tout-était-plus”.

Et puis un matin, “Lecamion” est arrivé plus tôt que d’habitude. Il était déjà chargé d’hommes Blancs avec beaucoup de sacs. Deferrière chargea le sien et celui des deux autres Blancs de “Lechantier”, ils montèrent tous sur les sacs. “Lecamion” démarra, la poussière mangeait son image, j’étais là, au milieu de la piste. Deferrière ne m’avait pas parlé depuis la nuit, le monde des Blancs partait pour la guerre, sans arme, sans cri, sans peur,…

Les Blancs ne se retournaient pas sur le monde des Forces et des Djinns qu’ils avaient bousculé, les Blancs avaient le coeur ailleurs, Deferrière aussi !

“Lecamion” s’immobilisa, la poussière tomba tout doucement, la silhouette de Deferrière se dessina, il se pencha, déposa son couteau à terre, celui que personne n’avait le droit de toucher, celui de son pays,… la poussière remonta dans la brousse et “Lecamion” emporta mon Blanc.

Personne n’osa toucher au couteau, je restais à le regarder, il ne bougea pas, il attendait que “Nos-chemins” se croisent à nouveau.

La poussière recouvrit petit à petit cette lame d’acier que seul Deferrière, le Blanc, Mon Blanc aura jamais touché. Je ne quittai « Lechantier » que le jour où je ne pus le distinguer parmi les feuilles et les branches qui envahissaient maintenant la piste qui amenait “Leprogrès” du temps des Blancs de “Lafrance”.

D’autres Blancs vinrent les remplacer. C’étaient des Blancs de “Lafrance-duliban”, une autre “Lafrance” où l’on parlait l’arabe et le français, où les “Dieux-tout-puissants” se disputaient entre les “Libanais-de-Lafrance” et “Les-arabes”. ils étaient pauvres pour des Blancs, ils n’avaient pas de “Lechantier”, pas de “Maison-coloniales”, ils n’étaient pas “Administrateurs-coloniaux” ni “Patrons”, ils allaient vivre dans les villages avec leurs femmes et leurs enfants. Je n’avais jamais vu de femme ni d’enfants de Blancs. Ils apprenaient à parler nos langues, toutes nos langues, croyaient en nos Forces et nos Djinns, ils étaient plus durs et quelquefois moins francs que les Blancs de “Lafrance”, mais ils faisaient l’effort de mieux nous connaître.

Les Blancs de “Lafrance-duliban” étaient commerçants ou mécaniciens et réparaient les “lecamion”.

Certains étaient dans les villes depuis la première guerre des Blancs, les autres étaient venus pour remplacer les Blancs de “Lafrance” qui se battaient contre “Lesallemands”.

Il n’y avait plus de “Lechantier”, les Blancs et “Leprogrès” n’avaient plus besoin de moi. Je retournai donc courir la brousse.

Mais la brousse était moins grande, “Leprogrès” de Deferrière était entré loin, les pistes s’enfonçaient tellement profondément qu’on pouvait traverser plusieurs mondes en les parcourant. Il y avait “Les-curés” et “Les-bonnes-soeurs” dans les villages les plus lointains. Les Blancs avaient appris à des Noirs des peuples d’esclaves à lire et à écrire dans les “Livres-des-idées” et ces Noirs devaient à leur tour apprendre aux enfants des classes d’âges à comprendre les paroles des “Livres-des-Blancs”. Il y avait aussi “Les-gendarmes” qui jugeaient les gens à la place des Anciens, des Féticheurs et des Chefs, Il y avait les “Eglises” où habitait le “Dieu-tout-puisant”, comme pour nous les « Arbres-à-Fétiches »… et la brousse reculait.

Il se passa plusieurs saisons des pluies avant que les Blancs de “Lafrance” de Deferrière revinrent dans la brousse.

Les chantiers ouvrirent à nouveau, mais l’Afrique avait changé et les Blancs aussi. Il disaient que çà avait été très dur, qu’il y avait eu plus de morts que tous les Noirs de l’Afrique, les Blancs avaient le coeur blessé.

Il paraît que les Blancs de “Lafrance” c’étaient même battu entre eux dans “le-monde-tout-entier” et même dans la grande ville de Dakarou, là-bas au bout des pistes des Blancs.

“Leprogrès” devait entrer plus vite, “Lacolonie” devait aider à reconstruire “Lafrance”. Deferrière avait raison, la guerre contre “Lesallemands” avait tué la vie “Au-pays”.

Je retournai dans “Laguinée” sur notre chantier pour retrouver mon Blanc et l’aider à reconstruire “Lafrance” avec “Leprogrès”.

Il pleuvait sur ce qui restait de la piste qui amenait “Leprogrès”. Aucune trace du camion “Leberliet” ou “Lecitroën”, aucun bruit, aucun Blanc, les paillotes étaient effondrées, les machines rouillaient, la piste obstruée par les arbres abattus par les pluies, le pont emporté,…

J’attendis Deferrière pendant toute la saison des pluies.

La piste sécha progressivement et un jour en fin de matinée, j’entendis la sourde résonance des haches sur les troncs, je me précipitai vers le bruit. Une dizaine de Noirs dirigés par un Blanc dégageaient la piste. Je cherchais Deferrière des yeux,…

Je reconnus le Blanc de “Lafrance” qui donnait les ordres, il travaillait, avant la guerre, sur “Le-camion”. Lui aussi me reconnut et vint vers moi.

– Il est devenu chef de son village là-bas, chez lui, à Deferrière. Il ne reviendra pas. Il m’a dit de te prendre comme pisteur si je te retrouvais… Il s’est marié… Il a été blessé pendant la guerre,… il ne peut plus venir sur les chantiers… il a fait “la résistance”… c’est un grand chef maintenant. Mais ici, c’est moi le nouveau chef du chantier.

Veux-tu m’aider à reconstruire cette piste ?

Je me contentai de répondre d’un geste.

Je me sentais déchiré, abandonné par ce double de moi-même, cet homme Blanc qui avait partagé tout,… sauf sa guerre. Pourquoi sa blessure l’empêchait-elle de revenir dans notre monde ? Le pays-où-tout-était-plus-beau avait-il retrouvé la vie grâce à lui ? Qui était cette femme, est-ce elle qui le retenait ?

Je n’ai jamais eu de réponse à mes questions. La seule lettre qu’il m’envoya l’année suivante, me félicitait d’avoir accepté de suivre les cours de formation professionnelle que m’avait proposés Monsieur Alain. Il me dit aussi que “Leprogrès” était devenu le plus fort, même au pays de Deferrière…

 Ami, mon ami Onate,

     J’ai appris que tu allais suivre les cours de formation professionnelle et que tu avais commencé à lire, c’est très bien. Tu sais, le progrès gagne du terrain ici aussi à Ferrière, il est le plus fort.

     Alain m’a dit que tu allais devenir chauffeur du Berliet pour continuer à voyager,…

J’ai oublié, depuis, le contenu de sa lettre, il ne répondait pas à mes questions, c’est tout ce que je sais.


…/…

Le coeur blessé ; l’homme blanc s’en va.

Avec l’indépendance, le monde des Blancs continuait à bouleverser le nôtre, mais sans les Blancs. La loi de Sénégalisation obligeant les entreprises à remplacer les Toubabs par des Sénégalais diplômés, notre entreprise se “nègrifiait” comme on dit ici.

Le départ de Monsieur Alain, “ce vieux Nègre” tournait une page de plus. Après le départ progressif des chefs de services et des chefs de chantier, voici que le chef des TP nous quittait. Il ne restait plus que le chef de l’atelier mécanique et le Directeur, tous deux près de la retraite.

Nous les remplacions,… mais sans jamais les égaler. Comment un Wolof pouvait-il diriger un Serrére, ou un Bambara. Comment un Noir pouvait-il se faire respecter dans cette culture pas vraiment acquise ?

Tous les blancs n’étaient pas bons ni compétents, loin s’en faut, mais ils étaient étrangers à nos coutumes et à nos rivalités, ils pouvaient nous unir, et eux, au moins, étaient honnêtes !

C’est un “jeune et brillant universitaire” qui succéda à monsieur Alain, un Wolof.

Il nous fit un discours dans l’atelier de mécanique,… c’était le premier !

Ce jeune ressemblait beaucoup aux Blancs que l’on voit à la télévision, cravate et costume, poli, voiture neuve japonaise au lieu de la “Peugeot”, il se fit oublier pendant plus d’un an pour mieux rebondir.

Chaque fois qu’un Blanc nous quittait depuis trente ans, nous nous rapprochions du suivant, cette fois ce fut plus visible qu’auparavant. Pour organiser un chantier, nous mettions tout en oeuvre avec Monsieur Grasset, le directeur.

Le chef des travaux, Monsieur Diop, ne participait que rarement à ces réunions, il allait voir les banques, les Ministres, les autres, ceux qui ne servent à rien !

Plus personne ne venait vérifier les chantiers. “Monsieur grognon” le chef de l’atelier mécanique se plaignait des retards dans les livraisons de pièces.

Moi je devais me débrouiller seul pour approvisionner mes chantiers. Alors je pris l’habitude d’utiliser mon devenu vieux “Gélère 160” de chantier et de rentrer à Dakar toutes les semaines, comme vingt ans en arrière.

Monsieur Grasset m’appelait son bras droit, Diop était qualifié de Monsieur le Directeur !

Le monde des Blancs était passé, mais celui des Hommes restait de mise. “Le Directeur” m’évitait respectueusement,… il attendait son heure.

C’est dans cette ambiance que Monsieur Grasset me convoqua dans son bureau.

– Onate, nous nous connaissons suffisamment pour que je vous parle franchement.

Je connaissais Deferrière, j’étais responsable de l’approvisionnement à l’époque. Il m’avait raconté votre rencontre et vos parties de chasse. Vous avez longtemps représenté pour nous l’Homme sauvage, l’Homme libre, nous vous considérions comme un Etre à part. Quand Alain vous a pris sous sa coupe et vous a envoyé ici pour étudier, c’était pour obéir à votre ami. Quand j’ai vu ce que vous deveniez, j’ai demandé à Alain s’il pensait pouvoir faire de vous un chef de chantier. Au début, il pensait que vous alliez nous quitter un beau jour sans prévenir, puis il a mis tout en oeuvre pour vous faire gravir tous les échelons de notre entreprise. En 60, la direction parisienne nous a demandé de faire un geste en nommant un cadre africain pour marquer l’Indépendance. Nous vous avons donné votre premier chantier ! Depuis vous êtes passé des chantiers d’entretien aux gros travaux routiers. Je voulais vous mettre à la place d’Alain et vous demander de former un jeune Sénégalais pour vous remplacer… Le Gouvernement ne l’entend pas de cette oreille. Monsieur Diop nous a été “recommandé” par le Ministre.

– Monsieur Grasset, tout çà, je le sais. Pourquoi voulez-vous parler, on se comprend depuis quarante ans sans paroles, que voulez vous me dire ?

– Tu as raison, pardon, vous avez…

– Vous êtes un “vieux Nègre” vous aussi, et les Nègres eux se tutoient.

– Oui, c’est vrai.

– En fait, je vais partir à la retraite,… En fait… Tu sais je ne connais plus la France des Français !

Tout a changé là-bas, j’aurais dû partir plus tôt, tu comprends ? Je ne suis plus vraiment sûr de vouloir quitter ce pays que j’ai maudit si souvent. Là-bas j’ai encore de la famille,… Tout fout le camp ici, ce matin, la banque n’a pas honoré deux règlements que nous avions faits par chèque ! Les cons, il paraît qu’ils n’ont plus d’argent dans les caisses. Tu te rends compte ? Tu as de l’argent sur ton compte et eux, ils le bouffent !

… Oui, tu t’en fous, toi tu as ta brousse. Quand il n’y aura plus rien, tu auras encore ta brousse.

– On l’a tuée ensemble cette brousse Monsieur Grasset.

– Tu ne veux pas me tutoyer ? Ceux sont les restes de la colonisation ?

– Non, Deferrière, je le tutoyais.

– Tu me méprises ?

– Non, votre route va être longue… Le Sage est celui qui peut encore penser alors que son corps meurt.

Je dois partir, Monsieur Grasset, les ouvriers m’attendent pour descendre* (*quitter le travail en fin de journée et rentrer chez eux)… Pour moi aussi la route va être longue.

Monsieur Grasset se déchirait.

Les Blancs, même les jeunes qui sont nés ici, les Blancs retournent chez les autres Blancs, même quand ils savent que leur vie va les quitter. Ils ne veulent pas mourir avec Leur Afrique.

…/…

La mort début de la vie

Je coupe le moteur du “GLR 160”, le silence, l’arrêt des vibrations, les derniers kilomètres de mon compagnon, mes dernières heures de route.

J’ai gagné ma retraite.

J’ai gagné le droit de te conter le temps des coureurs de brousse.

J’ai ouvert la route au progrès, celui des Blancs, celui d’un Occident maître du monde. Ce même Occident qui doute, se déchire, détruit ce qu’il construit, n’achève pas ce qu’il initie, cet Occident qui dicte et s’en va.

J’ai été de ces Hommes d’un autre âge, d’une autre Culture. D’un monde que l’on a tué sans le remplacer. J’étais la Vie, celle qui s’écrit avec un grand “V”, celle d’une Afrique dure, contraignante, cruelle, mais humaine, chargée de croyances, de valeurs, pas toutes bonnes, certainement pas toutes mauvaises.

Mon nom est celui de la dualité de mes cultures, celle oubliée et celle pas vraiment acquise.

Pourras-tu un jour me comprendre ? Quand je te parle “Djinns”, tu comprends “Jean”, frère noir, frère blanc.

Notre Afrique se déchire à la recherche de ses bases, pour se reconstruire, je veux bien le croire, mais à quel prix ?

La grande maladie aujourd’hui, la Guerre demain, la Peur, la Faim sont nos dernières noblesses.

Mourons mon frère dans la solitude du coureur de brousse qui va vivre à jamais dans ton coeur, lecteur lointain.

Un jour, mon corps va arrêter de vivre, je le sais bien et ne le crains pas. La mort est signe de vie, et je sais moi, moi l’Homme du monde perdu, moi l’Homme Noir, moi le Nègre, je sais que mon coeur a commencé de vivre dans la poitrine d’un Homme Blanc qui plus jamais ne trouvera la paix.

Je lui ai offert le rêve, il ne le quittera plus et sous ses dehors de « civilisé », il court toutes les nuits sur les pas de mes ancêtres. Il avance dans sa vie en regardant rougeoyer les dernières braises de notre rencontre… elles luiront pour lui, en secret, jusqu’à ce qu’un des siens, un jour, ressente au creux du ventre le vide angoissant que provoque la disparition de ce monde de légende qu’il n’aura pourtant jamais connu.

Tel est mon héritage, tel est le prix de ma fascination.

Je t’aime Deferrière, mon frère, qui m’a tué et tant appris.

     Onate Deferrière

“Homme d’un monde disparu”

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